Contexte historique
L’étymologie du mot « cimetière » provient du bas-latin cimiterium qui lui-même vient du latin classique coemeterium issu du grec koimêtêrion qui signifie « lieu pour dormir » ou encore « dortoir ». Le culte des morts est apparu très tôt dans la préhistoire. Jusqu’au XVe siècle, les clercs parlent ainsi du « dortoir des morts » pour désigner l’endroit d’inhumation collective de celles et ceux qui gisent dans l’attente de leur résurrection.
Le plus vieux cimetière découvert à ce jour, au nord de la Jordanie, daterait de plus de 16 500 ans. Il était composé de tombes garnies d’offrandes. On pense aussi, beaucoup plus tard, aux pyramides et nécropoles de l’Égypte ancienne. Dans la Rome antique, pour des raisons hygiéniques, il est interdit d’être inhumé ou incinéré à l’intérieur des cités, les corps sont enterrés dans des catacombes situées généralement le long des voies de communication. Dans les premiers temps du christianisme, les Pères de l’Église accordent simplement aux morts les soins nécessaires aux vivants pour faire leur deuil. Mais c’est essentiellement durant la période carolingienne (VIIIe - IXe siècles) que l’Église s’interroge plus avant sur la question du cimetière, des sépultures et des rites funéraires.
Concernant l’ensevelissement des morts, la Réforme a introduit plusieurs idées afin de rompre avec la pompe catholique. Ainsi, conformément aux Ordonnances ecclésiastiques de Genève publiées en 1541, elle répudie tout culte rendu aux morts, aucune cérémonie funèbre n’est prévue, le lieu est indifférent : « Qu’on ensevelisse honnêtement les morts au lieu ordonné. De la suite et compagnie nous laissons à la discrétion de chacun ». Calvin lui-même exigea d’être enterré dans un lieu ignoré de tous. Les premiers protestants sont inhumés en pleine terre, aucun signe ne marque leur présence : pas d’épitaphes, pas même de croix. Mais dès que la Réforme a été considérée comme une hérésie par l’Église catholique, le problème de l’inhumation des protestants s’est posé. Quel que soit le rang social, elle est devenue impossible. Les cimetières ordinaires leur étant interdits, les protestants durent s’organiser autrement et créer des cimetières spécifiques comme, dans le Tarn, ceux de Castres et de Mazamet ou continuer à ensevelir leurs morts dans des domaines privés. On parle alors de cimetières familiaux. En France, plusieurs édits ou décrets ont été prononcés au cours du temps : Édit d’Amboise (1563), Édit de Nantes (1598), révocation de l’édit de Nantes (1685), Édit de tolérance (1787), décret impérial de Napoléon (1804) …
Jean Calvin (1509-1564)
Senaux dans le passé
Le protestantisme fait son apparition dans la région vers 1550. Dès le début des guerres de religion, après la prise de Castres et de Mazamet par les catholiques, les protestants se réfugient dans les Monts de Lacaune. En 1561, certaines églises réformées, dont celle de Viane, ont suffisamment d’adhérents pour réclamer le maintien de leur Temple (en 1567, les calvinistes sont maîtres de la montagne). Viane n’était-elle pas dès 1561, parmi les premières villes de l’Albigeois gagnées à la Réforme ? Son château dominait le gros bourg de Pierre-Ségade et une nombreuse population était disséminée sur les hauteurs, et surtout le long de la vallée du Gijou. N’oublions pas qu’au début du XIVe siècle un cartulaire de Viane nous apprend que « les habitants de Senaux se retiraient aux jours de danger dans le château de Viane et, en contrepartie, contribuaient à sa réparation. Ils participaient aussi au guet et à la garde[1]». En 1572, se tient dans ses murs une importante assemblée avec Guilhaume GUILHOT sieur de Ferrières, Florent de BEYNE sieur d’Escroux, Etienne De BEYNE sieur de Gos etc Le pasteur de Viane desservait aussi La Capelle, Senaux, Gijounet et les hameaux de Berlats.
Année | Protestants | Commune |
1685 | moitié | 214 habitants |
1836 | 138 habitants | 377 habitants |
1841 | 114 habitants | 361 habitants |
1851 | 84 habitants | 324 habitants |
1922 | 14 familles | 32 familles |
Quant au cimetière protestant, suite à l’Édit de tolérance du 7 novembre 1787, les consuls de Senaux et Pomardelle font une requête auprès de l’intendant de Castres :
« Requête des Consuls en permission d’acquérir du Sieur Rouquette, le terrain nécessaire pour l’emplacement du cimetière pour les non catholiques ».
La réponse est positive : « Ordonnance du 30 juin 1788 qui permet aux suppliants de traiter aux meilleures conditions possibles avec le sieur Rouquette de l’acquisition du terrain nécessaire pour l’emplacement du cimetière dont il s’agit. »
La commune fait alors l’acquisition d’une parcelle de terre pour une superficie de 112 m2 (n° 553 sur le cadastre napoléonien de 1827 ; n° 826 sur le plan cadastral actuel). Mais, dès 1827, lors de la réunion du conseil municipal du 26 mai, un membre de ce conseil déclare que : « le cimetière existant au chef-lieu de la commune à usage de l’inhumation des protestants ne laissait aucun vide, qu’il était par conséquent impossible d’y enterrer aucun corps, que les exhalaisons qui en sortaient pourraient devenir nuisibles à la constitution des habitants du dit Senaux et surtout à ceux qui ont leur maison située au bord du dit cimetière et que, en conséquence l’opinant réclame d’abord une somme de cent francs pour que cet objet soit fermé par un mur de deux mètres de hauteur avec des fermetures à verre dormant et qui soit ensuite imposé de plus une somme suffisante pour acheter aux approches du dit village de Senaux un local pour enterrer dans la suite les cadavres des protestants décédés ».
Quelle suite a-t-on donné à cette demande ? Il semble que rien n’ait été fait car au cours de la séance du conseil municipal du 29 juillet 1832 « … M. le maire a observé aux membres présents que depuis plusieurs années, le cimetière existant dans le village de Senaux destiné à l’inhumation des protestants de la commune, se trouve par la déconfiture des murs qui le clôturaient, à la merci des animaux du village, que par respect pour les cendres des morts, il croyait nécessaire et urgent même, de reconstruire à l’entour dudit cimetière, un mur pour défendre ce lieu aux animaux… ». Le conseil après délibération, considère à l’unanimité qu’il est nécessaire de clôturer le cimetière.
On peut supposer que cela a été fait mais, rien n’étant définitif, on trouve dans les archives municipales, un dossier concernant la construction d’un mur de 1,50 m de hauteur sur un côté du cimetière et la pose d’une porte en bois … en 1902 !
Depuis plusieurs années, ladite « terre de repos » est régulièrement nettoyée par un membre de l’association, proche voisin du cimetière.
Senaux de nos jours
Alors qu’à Lacaune il ne semble pas que les protestants aient été inhumés dans des tombes familiales, nous pouvons constater qu’à Senaux il n’en était pas de même : dès la fin des années 1780, il existait le cimetière protestant communal et de nombreux cimetières familiaux (voir le panneau « le cimetière familial des de Goudon).
Aujourd’hui, trois tombes seulement ont résisté au temps ou du moins peuvent être bien localisées dans le cimetière communal :
- Deux anciennes, celle d’Anna Léa JULIEN décédée le 2 septembre 1902 à l’âge d’un an huit mois, et l’autre plus grande, celle de sa mère Anne CORBIÈRE épouse de Jean JULIEN décédée six mois plus tard, le 14 mars 1903 à l’âge de 34 ans. Les deux pierres tombales en granit, ont été gravées de manière très artisanale mais très touchante, par Jean JULIEN qui était maçon.
- La troisième plus récente, porte le nom d’une famille dont le souvenir est encore bien vivant à Senaux. Nous y avons accompagné le dernier défunt en 1989 : Elie AZAÏS.
La paroisse Saint-Pierre de Senaux
Depuis très longtemps, la paroisse de St Pierre de Lacapelle d’Escroux sert de lieu de culte aux catholiques de Senaux. Mais, cela n’a pas toujours été le cas. Senaux a eu son église !
Le village aurait été – en des temps fort lointains – sur les hauteurs « aux Martres », de même que l’église. Suite aux diverses guerres, les habitants de ce lieu sont descendus auprès du seigneur de Senaux, espérant peut-être sa protection.
Au début des années 1950, le propriétaire d’une parcelle située à cet endroit-là, labourant sans doute celle-ci plus profondément qu’auparavant, a ouvert des tombes à « lauzes ». Il les a ensuite remises en terre.
La présence d’une église dédiée à St Pierre est attestée par un texte en latin datant de 1283, rapporté par « l’abbé L. B. » dans le numéro 12 de la revue Albia Christiana[5] en 1896.
Cet écrit nous fait part d’un différend entre, d’une part Jean de BAINE chevalier et Robert son frère, et d’autre part Jean de CAMBON de Montjoie et autres habitants de ce lieu, au sujet du droit de passage que les frères de BAINE prétendaient leur être dû, par ces habitants, en raison de leurs possessions « dans la juridiction de Roquefère et dans la paroisse de St Pierre de Senaux ». Droit que les habitants de Montjoie contestaient. Cette requête des habitants de Montjoie a peut-être son origine dans l’exemption de ce droit, que Philippe II de Montfort accorda, pour les hommes et les animaux, aux habitants de Lacaune en 1265 (Livre vert de Lacaune).
La famille de BAYNE est originaire d’Arles en Provence. Un de ses membres, venu à Castres pour poursuivre sa carrière militaire, fut seigneur de Roquefère et hérita de la terre d’Escroux lors de son mariage en 1242, avec Isabelle d’ESCROUX, héritière de cette seigneurie.
Les de BAYNE vont régner sur cette terre jusqu’à leur extinction en 1710, lorsqu’Isabeau de BAYNE la transmet, par son mariage, aux DURAND de BONNE de SÉNÉGATS.
Revenons à notre document : Montjoie ou la Montjoye est ce « village disparu » annoncé dans le sous-titre de l’article. Il n’y a plus aucune trace d’habitations mais le lieu-dit est toujours mentionné dans les cartes géographiques actuelles. Il se trouve près de la D 607 qui va d’Albi à Lacaune, au niveau de l’embranchement de la petite route si pittoresque qui descend sur Lacapelle d’Escroux. L’auteur de cet article en 1896, a cru bon d’ajouter « à l’endroit où s’élèvent actuellement un poirier sauvage et une croix » …
Une traduction de ce texte a été faite : « 1283, du lundi après l’octave de la Résurrection du Seigneur. Comme un différend s’était élevé entre d’une part, maître Jean de Baine, chevalier, et Robert son frère et d’autre part Jean de Cambe de Montjoie, Bernard Crouzet, Pierre Bascon, Bernard Maître, Raymond Rouge et Hugues Cambon dudit lieu, tant pour eux que pour les autres personnes de la ville de Montjoie,au sujet de la quête et du passage que les frères disaient qu’on leur devait et que leur versaient chaque année les gens de la cité de Montjoie en raison des possessions ou terres qu’ils possèdent dans la juridiction de Roquefère et dans la paroisse de Saint Pierre de Senaux. Les habitants au contraire, prétendaient qu’ils n’étaient pas tenus à ladite quête. Ils décidèrent de s’accorder avec les frères sauf ceux de la châtellerie[6] de Roquecésière qui n’étaient pas tenus à cette quête.
Nous, Maurin Arnal, juge de la cour pour la seigneuresse noble Jeanne de Lévis et du seigneur Jean de Monfort de Squilace[7] et Montfranc aux conseillers… les frères ayant très clairement prouvé leur demande aussi bien par des témoins que par des actes écrits et par (les dires) de la partie adverse… nous déclarons… que cette quête est due aux frères dans la châtellerie de Roquecisière et la paroisse de St Pierre, en raison des possessions, du droit de passage et pour la dépaissance[8]. Nous ordonnons à partir de ce jour et dans le délai d’une quinzaine de le ratifier à peine d’une condamnation de 60 livres tournois à payer aux frères.
Cette sentence fût signifiée à Roquecisière du côté de l’Albigeois en présence des témoins suivants… maître Armengaud Durand prêtre, Pierre Aygui notaire de Roquecisière, Aymeric de Roquecisière damoiseau, Déodat Poujade, Guillaume Calvel damoiseau, maître Jacques d’Orban maître de Combret expert en droit, sous le règne de Philippe, roi de France. »
Où se trouve l’original de ce texte ? Quand cette église a-t-elle été démolie ? A-t-elle été remplacée par celle de la paroisse St Pierre de Lacapelle (mentionnée pour la première fois dans un texte de 1443) ? N’ayant connaissance d’aucune autre archive la concernant, nous ne pouvons répondre à toutes ces questions.
Bibliographie
- Aline de LANSARGUES, Nani de la BERDE, 2018, Et si Senaux m’était conté … Mémoire d’un petit village des Monts de Lacaune, Senaux, Association des Amis de Senaux.
- CHABBERT Rémi, 2021, Le cimetière protestant de Lacaune, Nages, Centre de Recherches du Patrimoine de Rieumontagné.
- FRITSCH Alain, 2014, Viane d’hier à aujourd’hui, Grande et petites histoires, Viane, Éditions La plume d’Alain.
- Archives départementales
- Archives de la Préfecture
- Voir aussi Fritsch Alain, 2014, Viane d’hier à aujourd’hui, Grande et petites histoires, p. 109.
- Chabbert, 2021, Le cimetière protestant de Lacaune, p. 3 .
- Chabbert, 2021, Le cimetière protestant de Lacaune, pp. 26-27.
- Aline de LANSARGUES, Nani de la BERDE, 2018, Et si Senaux m’était conté …, pp. 8-12.
- Revue historique des anciens diocèses d’Albi, Castres et Lavaur, parue entre 1893 et 1914.
AD du Tarn – Cote 7 US 144 - Châtellerie ou chastellenie : Circonscription (à la fois administrative et judiciaire) placée sous l’autorité d’un chastelain, du gouverneur d’un château, d’une place forte.
- Jean de Montfort comte de Squillace, seigneur de la Ferté-Alais, de Bréthencourt et de Castres de 1270 à 1300. Il est le fils de Jeanne de Lévis et de Philippe II de Montfort. Il meurt en décembre 1300. Jeanne de Lévis (ou Lévis-Mirepoix) gouverna le Comté de Castres après le décès de son mari (en 1270 à Tunis), puis ses enfants, Jean et ensuite Éléonore, lui succédèrent à cette fonction.
- Action de faire paître les troupeaux.